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joi, 22 aprilie 2010

Jazz: Pourquoi «Kind of Blue» de Miles Davis est si génial

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Le meilleur disque de jazz de tous les temps a 50 ans.


article de Fred Kaplan

La Cité de la musique à Paris accueille du 16 octobre au 17 janvier 2010 l'exposition «We Want Miles. Miles Davis: le jazz face à sa légende». Il s'agit de la première exposition d'envergure dédiée à la dernière star du jazz, dont les archives sont peu exploitées, contrairement à celles de John Lennon, Serge Gainsbourg ou Jimi Hendrix, objets de précédentes expositions à La Villette.Cet article revient sur la magie de «Kind of Blue», considéré comme le meilleur disque de jazz de tous les temps, qui a 50 ans cette année.

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«Kind of Blue», de Miles Davis, vient d’avoir cinquante ans. Ce disque est une œuvre à part, sans équivalent dans le monde de la musique (et de la culture en général): il est à la fois l’album de jazz le plus vendu de tous les temps, et le fer de lance d’une révolution artistique. Tout le monde adore «Kind of Blue», même ceux qui disent ne pas aimer le jazz. L’album est frais, romantique, mélancolique et merveilleusement mélodique. Mais pourquoi les critiques le considèrent-ils tous comme le meilleur album de jazz de tous les temps? Pourquoi «Kind of Blue» est-il d’une importance si capitale?

Les premiers morceaux furent enregistrés au Columbia Records’ 30th Street Studio, le 2 mars 1959 ; l’album sortit le 17 août. Charlie Parker, le génie du modern jazz, le plus grand saxophoniste alto que le monde ait connu, était mort quatre années auparavant, presque jour pour jour. Le monde du jazz attendait désespérément le «nouveau Charlie Parker»; il se demandait ce que ce nouveau prodige apporterait au genre.
Parker et son compère trompettiste, Dizzy Gillespie («Bird» et «Diz», comme on les appelait alors) avaient lancé la révolution jazz des années 1940, le «be-bop». Leur concept: partir d’un standard de blues ou d’une ballade, et improviser une nouvelle mélodie basée sur sa grille d’accords. La technique en elle-même n’était pas nouvelle, mais ils parvinrent à la transcender. Leurs extensions d’accords dessinaient des motifs complexes, des phrases syncopées au tempo frénétique.

Le problème, c’est que Parker n’avait pas seulement inventé le be-bop ; il en avait aussi tiré le meilleur. Un blues en 12 mesures (ou une chanson en 32) ne pouvait contenir qu’un nombre limité d’accords, et de variations possibles sur ces accords. Avant de mourir, Parker lui-même commençait à perdre sa verve.

Miles Davis avait dix-neuf ans lorsqu’il est arrivé à New York, en 1945. Il a très vite remplacé Gillespie, devenant le trompettiste de Parker pendant quelques années, reproduisant fidèlement le style de Bird et Diz. Dix ans plus tard, lui aussi se demandait ce qui pourrait bien faire avancer le jazz.

L'invention du jazz modal

La réponse vint d’un de ses amis, un certain George Russel (mort le mois dernier à l’âge de 86 ans). Russel était un compositeur et un spécialiste de génie ; il avait passé la majeure partie des années 1950 à concevoir une nouvelle théorie de l’improvisation de jazz, basée non seulement sur les grilles d’accords mais aussi sur les gammes, ou (plus précisément) les «modes». On appelait généralement ce type de musique le «jazz modal». (Une gamme est une suite de douze notes, d’une octave à l’autre. Pour faire un accord, il faut jouer trois ou quatre de ces notes simultanément ou l’une après l’autre; par exemple, pour faire un accord de «do majeur», il faut jouer «do, mi, sol»).

Cette distinction pourrait paraître mince, mais ses implications étaient immenses. Dans une improvisation de be-bop, les changements d’accord (qui surviennent dans la plupart des cas quand le pianiste modifie l’harmonie d’un accord à l’autre) servent de «boussole» aux musiciens ; ils permettent de signaler le passage à la prochaine mesure ou à la prochaine phrase. Les accords ont un système bien à eux (c’est pour cela qu’il est facile de fredonner l’air d’un morceau de blues ou d’une ballade) ; le musicien sait quel sera le prochain accord ; il sait que les notes qu’il jouera seront celles de l’accord, ou une variation sur ces notes. En jouant un morceau de blues, vous savez que la grille d’accords prendra fin dans 12 mesures (ou, si c’est une ballade, 32 mesures) ; ensuite, soit votre solo prend fin, soit vous reprenez tout depuis le début.

Russel décida d’en finir avec la «boussole». Il était possible, selon lui, de jouer toutes les notes d’une gamme ; en d’autres termes, toutes les notes possibles et imaginables. «En fait, le musicien devrait chanter sa propre chanson, sans avoir à se soucier des accords», écrivait-il. Autrement dit, «vous êtes libre de faire n’importe quoi [italiques d’origine], tant que vous savez quand rentrer à la maison» ; tant que vous savez quand vous arrêter.

Une nuit de 1958, Russel s’assit devant un piano avec Davis et lui montra de quoi sa théorie était capable ; comment lier les accords, les gammes et les mélodies pour en faire des combinaisons sans fin. Miles réalisa que cette technique pouvait sortir le jazz de l’impasse du be-bop. «Bon sang, s’exclama-t-il, si Bird était encore vivant, ce truc le tuerait». La même année, dans une interview accordée au critique musical Nat Hentoff, Miles expliqua les bases de la nouvelle approche. «En jouant de cette façon, dit-il, on pourrait ne jamais s’arrêter. Plus besoin de se soucier des grilles, et le temps est mieux exploité. Ca devient un défi: on essaie d’aller le plus loin possible sur le plan mélodique… Je pense qu’un mouvement est en train de naître dans le jazz ; nous nous éloignons de la suite d’accords traditionnelle, et nous mettons l’accent sur la mélodie plutôt que sur les variations harmoniques. Il y aura moins d’accords, mais ces accords nous offriront une infinité de possibilités.»

Billy Evans:un pianiste révolutionnaire

Davis voulait sauter le pas, mais il lui manquait un élément capital: un pianiste capable de l’accompagner sans jouer les accords. Un concept révolutionnaire. Les accords permettaient aux joueurs d’instruments à vent de se repérer, de contrôler leurs improvisations; servir de boussole, c’était ça, le boulot de pianiste. Russel recommanda un pianiste qu’il avait engagé pour quelques-unes de ses propres séances, un jeune blanc passionné par la musique. Son nom: Billy Evans.

Evans avait étudié au conservatoire; il avait un penchant pour les compositeurs impressionnistes français, comme Ravel et Debussy. Par-dessus tout, il aimait leurs harmonies: elles flottaient, flânaient au dessus de la ligne mélodique. Quand Evans s’adonnait au jazz, il avait pour habitude de ne pas jouer la note fondamentale de l’accord; par exemple, dans un accord de do majeur, il évitait de jouer un do. Il jouait une autre note de l’accord, ou une note proche de celui-ci ; suggérait l’accord sans se laisser emprisonner par lui.

Davis engagea Evans pour son prochain enregistrement, la séance qui allait devenir « Kind of Blue » ; l’expression parfaite de sa nouvelle approche du jazz.

Le meilleur exemple de cette nouvelle façon de jouer est sans doute le morceau (officieusement composé par Evans) «Flamenco Sketches». Lors d’une séance de jazz, en général, la partition fournie au groupe n’indique que le «head»: les douze premières mesures d’un air et le chiffrage des accords. Le groupe joue le « head », puis chaque musicien improvise sur les accords. Dans «Flamenco Sketches», en revanche, Evans fait reposer le morceau sur cinq modes, chaque mode faisant passer une émotion légèrement différente de la précédente. Au haut de la partition, quelques mots manuscrits : «Improvisez sur ces modes».

Pour les deux saxophonistes du groupe, John Coltrane (ténor) et Julian «Cannonball» Adderley (alto), cette instruction était particulièrement étrange. Les deux musiciens étaient des experts de l’improvisation, mais leurs créations avaient pour bases les accords: Adderley, en sa qualité d’acolyte de Charlie Parker, tirait son inspiration du gospel ; Coltrane, lui, était un explorateur presque mystique, constamment à la recherche du son parfait, de la note juste, retraçant la carte de ses voyages sur les grilles d’accords ; il empilait, inversait les accords, sans savoir quelles combinaisons marcheraient le mieux, et les essayaient donc toutes.

Quelques mois après les séances de «Kind of Blue», Coltrane créa son propre groupe et enregistra un album, «Giant Steps»: sa quête continuait, poussant les musiciens dans leurs derniers retranchements.

«Giant Steps» marquait l’aboutissement, la fin de l’aventure be-bop; Coltrane le savait, et il s’orienta ensuite vers une toute autre direction, une autre façon de jouer, moins attachée à la structure, un style encore plus «libre» que celui défini par Russel. Mais il avait déjà commencé cette mue sur «Kind of Blue», surtout dans «Flamenco Sketches», laissant plus que jamais libre cours à son lyrisme.

La rupture avec le be-bop s’entend dès le premier morceau de l’album, «So What», qui deviendra très vite l’hymne de ce nouveau style. Dans le texte de pochette de l’album, Evans décrit cet air comme étant « une simple figure : 16 mesures jouées sur un mode, 8 sur un autre et 8 sur le premier, (…) en rythme libre. » (Cela peut paraître vague, mais ce morceau était l’un des plus structurés. Pour «Flamenco Sketches», Evans écrit que l’improvisation sur chaque mode peut « durer aussi longtemps que le soliste le souhaite»). Dans cet extrait de «So What», Davis improvise sur un seul mode pendant près d’une demi-minute ; il ne revient au thème principal que dans les dernières secondes, quand le piano d’Evans lui signale un changement de mode.

Comparez cet extrait à «Freddie Freeloader», le seul blues conventionnel de l’album (et le seul morceau sans Evans; Miles avait demandé à Wynton Kelly, spécialiste du blues et du be-bop, de remplacer au piano).

Structurellement, le morceau est proche des airs be-bop que jouaient Davis et Parker au milieu des années 1940: la mélodie reste rivée à la grille d’accords du piano, qui change à chaque mesure, comme dans cette version d’«Ornithology» jouée par Parker et Davis.

Comparons ces morceaux de bop conventionnels à «All Blues», le morceau le plus représentatif du «jazz modal» sur «Kind of Blue».

De prime abord, il ressemble à un air de blues classique, mais écoutez-le avec un peu plus d’attention: les instruments à vent, qui soufflent et répandent l’harmonie en arrière-plan, jouent les mêmes notes dans toutes les mesures; ils ne s’adaptent pas à la grille d’accords du piano ; en fait, il n’y a pas de grille d’accords. Ce n’est pas du blues: c’est une espèce de blues, «a kind of blue».

«Kind of Blue» était donc totalement novateur. Une question demeure, cependant: qu’est-ce qui rend cet album si génial? Réponse: les musiciens, tout simplement. Durant toute sa carrière, et en particulier dans les années 1950-60, Miles Davis a toujours su recruter les bonnes personnes à l’instinct. La plupart de ses sidemen ont fondé leurs propres groupes, et ces sidemen (en particulier Evans, Coltrane et Adderley) comptaient parmi les meilleurs. Ils ne manquaient jamais à l’appel, jouaient une musique qui leur donnait une liberté d’expression sans précédent (ils étaient libre de «chanter leur propre chanson», pour reprendre l’expression de Russel), et ils étaient à la hauteur de la tâche ; le premier enregistrement était souvent le bon. Ils chantaient leur propre chanson, une chanson riche et sans fin.

L’héritage musical de cet album est en demi-teinte; sans doute parce qu’il a les défauts de ses qualités. Il a donné une liberté presque totale aux musiciens de jazz: ceux qui avaient un message à transmettre s’épanouirent; ceux qui n’avaient rien à dire se contentèrent de faire dans le n’importe quoi improvisé. C’est le côté obscur de ce que Miles Davis et George Russel (et, quelques mois plus tard, Ornette Coleman, dans son propre style «free jazz») ont créé: beaucoup d’improvisation en roue libre (impros New Age, impros jazz-rock-fusion, impros stridentes-et-hurlantes…). Le résultat: une musique sinistre, assommante et mortelle (mortelle au sens propre pour le jazz: la fascination pour le rock’n’roll, style beaucoup plus structuré, allait naitre). Pour un bon nombre des successeurs du jazz modal, la liberté se résumait à jouer tout ce qui leur passait par la tête – c’est-à-dire pas grand-chose.

Ce qui fait le charme de «Kind of Blue» (et ce qui brise le cœur du mélomane), c’est aussi le fait que cet album n’a jamais eu de suite. Le groupe se sépara peu après l’enregistrement. Evans créa son propre trio de pianistes; Adderley continua de jouer du bop teinté de gospel; après «Giant Steps», Coltrane se tourna vers le free jazz ; Davis opéra lui-aussi un retour aux sources pendant quelques années, puis il créa un nouveau groupe au milieu des années 1960, avec des musiciens plus jeunes, qui réveillèrent son instinct aventureux.

«Kind of Blue» est un album unique, si parfait qu’il est presque difficile de croire qu’il est né de l’imagination d’un homme. Que vous mettiez l’album en musique de fond ou que vous l’écoutiez en lui accordant toute votre attention, vous ne pouvez vous empêcher d’être émerveillé par son inventivité spontanée. Et quand vous croirez le connaître, écoutez-le encore: vous vous surprendrez peut-être à découvrir quelque chose de nouveau.


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